La traduction juridique, un enjeu décisif en arbitrage international : le cas Kiliç c. Turkménistan
La traduction juridique est trop souvent perçue comme une tâche mécanique. Pourtant, elle peut avoir une influence décisive sur l’issue d’un litige — en particulier en arbitrage international. Le cas Kiliç c. Turkménistan, jugé par le CIRDI, en est une illustration frappante : la traduction d’une seule clause a conditionné plusieurs années de procédure.
Après avoir lu l’analyse éclairante d’Arsanjani et Reisman dans Practising Virtue [1], j’ai souhaité me replonger dans les décisions rendues dans cette affaire. Ce qui en ressort est un cas d’école : celui d’une interprétation juridique à forts enjeux qui repose sur la traduction — et qui démontre les conséquences d’une approximation linguistique.
La clause au cœur du litige
Le différend portait sur l’article VII.2 de la version russe du traité bilatéral d’investissement (TBI) entre la Turquie et le Turkménistan. Sa traduction en anglais devait déterminer si le recours préalable aux juridictions locales constituait une condition de recevabilité avant l’arbitrage. Une question aux implications considérables : compétence du tribunal, délais procéduraux et droit à réparation de l’investisseur.
Trois problèmes majeurs de traduction
En tant que traducteur juridique, plusieurs éléments m’ont particulièrement interpellé :
1. Une traduction effectuée par un traducteur anonyme
La partie défenderesse s’est appuyée sur une traduction apparemment réalisée par une seule personne. La lettre d’accompagnement de l’agence de traduction [2] précise qu’elle a été effectuée « au mieux des connaissances et compétences du traducteur » — une formulation révélatrice qui met à distance l’agence elle-même. Aucune information n’est fournie sur l’identité, la formation ou l’expertise juridique du traducteur. Un manque de transparence d’autant plus préoccupant qu’il s’agit d’un texte fondamental.
Bien qu’un expert linguistique ait ensuite été sollicité pour appuyer la position de l’État, les qualifications du traducteur initial — notamment en matière de rédaction juridique en russe et en anglais — n’ont jamais été examinées. Ce silence en dit long.
2. Une experte en linguistique… mais pas en droit
L’experte sollicitée, bien que compétente en anglais général, n’avait pas de formation juridique. Elle a justifié l’omission du mot « if » (« si ») en soutenant que deux conditionnels consécutifs sont rares en anglais [3]. Une argumentation qui néglige un fait essentiel : le langage juridique anglais recourt fréquemment à des structures telles que « provided that, if… » dans des clauses conditionnelles emboîtées [4][5].
Comme le soulignent justement Arsanjani et Reisman, la langue du droit suit ses propres conventions. En l’occurrence, confier l’analyse à une spécialiste en linguistique générale plutôt qu’à une juriste bilingue a nui à la qualité de l’interprétation.
3. Une focalisation sur l’anglais, au détriment du russe
Enfin, et c’est peut-être le point le plus critique, le débat s’est focalisé sur la fluidité grammaticale de la version anglaise, sans analyse approfondie du sens réel de la clause russe [6]. Une occasion manquée. Traduire un texte juridique ne revient pas à produire un anglais élégant, mais à restituer fidèlement l’intention juridique du texte source. Un juriste bilingue aurait été bien mieux placé pour évaluer cette dimension.
Traduire vite… ou traduire juste ?
Dans ses plaidoiries finales, l’avocat du demandeur a souligné combien de temps et d’argent auraient pu être économisés si les différentes versions linguistiques du traité avaient été examinées avec soin dès le départ [7]. Même la partie défenderesse a reconnu que « la rapidité a semble-t-il primé sur l’exactitude » lors de la rédaction du traité.
Une remarque qui révèle une vérité plus large : la traduction juridique est encore trop souvent reléguée au second plan, confiée à des tiers anonymes dans des délais intenables. Or, comme le montre cette affaire, les raccourcis linguistiques peuvent coûter des années de contentieux… et des centaines de milliers d’euros en frais juridiques.
Conclusion
L’affaire Kiliç c. Turkménistan dépasse la simple anecdote. C’est un avertissement. Pour les avocats, arbitres et rédacteurs de traités, la traduction n’est pas une étape périphérique. Lorsqu’un texte est contraignant et les enjeux élevés, l’imprécision se paie cher. Miser sur des traducteurs juridiques qualifiés dès le départ n’est pas un luxe, mais une stratégie de gestion du risque.
Références
[1] Mahnoush H. Arsanjani et W. Michael Reisman, « Babel and BITs: Divergence Analysis and Authentication in the Unusual Decision of Kiliç v Turkmenistan », dans Practising Virtue: Inside International Arbitration, éd. David D. Caron et al., Oxford University Press, 2015, p. 407-425.
[2] CIRDI, Decision on Article VII.2 of the Turkey–Turkmenistan Bilateral Investment Treaty, affaire n° ARB/10/1, 7 mai 2012, § 4.20.
[3] CIRDI, Decision on Article VII.2 of the Turkey–Turkmenistan Bilateral Investment Treaty, affaire n° ARB/10/1, 7 mai 2012, § 9.15.
[4] Arsanjani, Reisman, op. cit., p. 416.
[5] Bryan A. Garner, Legal Writing in Plain English, University of Chicago Press, 2013, p. 129.
[6] CIRDI, Decision on Article VII.2 of the Turkey–Turkmenistan Bilateral Investment Treaty, affaire n° ARB/10/1, 7 mai 2012, § 9.14.
[7] CIRDI, Decision on Article VII.2 of the Turkey–Turkmenistan Bilateral Investment Treaty, affaire n° ARB/10/1, 7 mai 2012, § 9.25.
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