Traduction juridique pour l’Afrique francophone : quelles spécificités ?
🔐 Un contexte juridique pluriel
Traduire un contrat, un jugement ou un acte juridique pour un client situé en Afrique francophone n’est jamais un exercice neutre. Contrairement à une idée reçue, il ne suffit pas de « parler français » pour produire une traduction fiable. Il faut connaître les normes juridiques locales, les pratiques administratives et les enjeux systémiques sous-jacents.
À côté d’un français juridique partagé, chaque pays applique ses propres règles, ses coutumes, et parfois même plusieurs systèmes de droit en parallèle. Il est donc essentiel de comprendre le tissu normatif local pour assurer une traduction pertinente, fonctionnelle et juridiquement équivalente.
Dans cet article, nous explorons les subtilités de la traduction juridique destinée à l’Afrique francophone, en mettant en lumière les différences de style, de terminologie et de logique juridique, avec un accent particulier sur le droit OHADA et les réalités de terrain rencontrées par les traducteurs.
⚖️ 1. Un espace juridique composite : pluralité des référentiels
L’espace juridique de l’Afrique francophone repose sur une architecture à plusieurs étages. Un traducteur juridique intervenant sur un document originaire de cette région doit impérativement identifier et comprendre l’ensemble des sources normatives en jeu.
Trois strates principales à distinguer :
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Le droit national
Chaque pays dispose de son propre corpus juridique interne, souvent hérité du droit civil français mais adapté aux réalités locales. Le Code civil du Bénin ne sera pas identique à celui du Mali, même si les grandes structures sont similaires. Des différences apparaissent dans la terminologie, l’interprétation jurisprudentielle et la hiérarchie des normes. -
Le droit communautaire OHADA
Créé en 1993, l’OHADA (Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires) regroupe 17 États membres. Elle édicte des Actes uniformes qui ont force de loi dans ces pays, notamment en matière de droit des sociétés, procédures collectives, sûretés, arbitrage, et comptabilité. Pour le traducteur, cela implique de vérifier si un terme ou une clause relève du droit OHADA ou du droit national résiduel.
Exemple : l’Acte uniforme sur le droit commercial général remplace parfois des dispositions nationales. -
Le droit coutumier ou religieux
Dans certains domaines – notamment le droit foncier, le droit de la famille ou le droit successoral – la coutume reste une source du droit reconnue. Ce droit coutumier peut coexister avec le droit écrit, et parfois le supplanter dans les faits. Le traducteur doit alors faire preuve de prudence : certains concepts n’ont pas d’équivalent en droit européen ou anglo-saxon, et devront être décrits ou neutralisés avec soin.
Exemple concret :
Un contrat de bail foncier rédigé au Cameroun peut relever à la fois :
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du droit civil camerounais,
-
des usages locaux liés à la chefferie traditionnelle,
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des principes du droit OHADA si l’entreprise locataire est une société commerciale.
👉 Traduire un tel document nécessite donc de repérer les couches de droit, de les articuler, et d’en restituer la logique combinée dans la langue cible.
🗣️ 2. Le français juridique d’Afrique : un idiome à part entière
Contrairement à une idée reçue, le français juridique utilisé dans les pays d’Afrique francophone n’est pas un simple décalque du français métropolitain. Il s’est développé comme un idiome autonome, nourri de traditions locales, d’usages administratifs hérités et d’une codification souvent inspirée mais non calquée sur les modèles européens.
Caractéristiques stylistiques
Le style est souvent plus solennel, parfois archaïque pour un œil non averti. Le traducteur doit s’adapter sans caricaturer ni “corriger” le style, au risque de trahir l’effet voulu ou la réception locale.
Exemples typiques :
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« En foi de quoi le présent acte a été dressé… »
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« Attendu que le requérant, dûment assisté, expose ce qui suit… »
-
« Le juge de céans, statuant publiquement et contradictoirement… »
Ce registre formel reflète la solennité accordée à l’écrit juridique dans les institutions locales, mais il peut surprendre des lecteurs étrangers.
Intégration d’éléments culturels et administratifs
De nombreuses expressions sont propres aux structures locales :
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“Chef de quartier”, “autorité coutumière”, “garde champêtre” : des fonctions inexistantes en Europe, mais centrales dans certaines procédures (ex. : médiation foncière).
-
Les mentions de circonscriptions (arrondissement, commune rurale, chef-lieu, etc.) ne correspondent pas aux divisions administratives françaises ou belges.
Ces éléments ne doivent ni être traduits littéralement ni supprimés : ils doivent être rendus compréhensibles, souvent via une note de traduction ou une explication contextuelle.
Exemples pratiques
-
“Le greffier en chef adjoint de la Cour suprême de Côte d’Ivoire a visé le présent acte”
→ Traduction contextualisée :
“The Deputy Chief Registrar of the Supreme Court of Côte d’Ivoire endorsed the present document” -
“L’acte est établi en double exemplaire, dont un remis au chef du village”
→ Traduction contextualisée :
“This document is drawn up in duplicate, one copy being delivered to the village chief”
📘 3. Traduire l’OHADA : harmonisation ≠ uniformité
La traduction des textes juridiques relevant du droit OHADA représente un défi spécifique. Si les Actes uniformes sont censés produire une harmonisation juridique entre États membres, leur application, interprétation et traduction n’est pas pour autant uniformisée dans la pratique.
Les Actes uniformes : des textes bilingues, mais pas toujours équivalents
Les Actes uniformes sont rédigés en français et en anglais, et ont la même valeur juridique dans les deux langues. Pourtant, les versions ne sont pas toujours parfaitement symétriques sur le plan stylistique, lexical ou fonctionnel.
Exemple :
Dans l’Acte uniforme sur le droit des sociétés commerciales, le terme “gérant” est parfois rendu par “manager”, parfois par “managing partner”, sans cohérence apparente. Cela impose au traducteur d’analyser le contexte spécifique pour faire le bon choix.
De même, la terminologie comptable de l’Acte uniforme OHADA peut différer sensiblement des usages anglo-saxons. Par exemple :
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"bilan" = balance sheet (équivalence acceptable),
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mais "tableau des emplois et ressources" n’a pas d’équivalent direct : il doit être décrit ou adapté.
Différences d’application selon les pays
En pratique, chaque État membre interprète parfois différemment un même article de l’OHADA. Les juridictions locales peuvent aussi appliquer une terminologie hybride, mêlant droit national et Actes uniformes.
Cela signifie qu’un contrat ou un jugement fondé sur le droit OHADA ne peut pas être traduit mécaniquement à partir du texte officiel : il faut tenir compte des usages locaux, de la jurisprudence nationale et du public cible de la traduction.
Astuce professionnelle
Un bon réflexe est de consulter les décisions de la Cour Commune de Justice et d’Arbitrage (CCJA) siégeant à Abidjan. Ses arrêts peuvent éclairer l’interprétation d’un article ou valider une traduction fonctionnelle.
👉 Exemple :
Le terme “sûreté” dans un acte OHADA peut désigner aussi bien un gage qu’une hypothèque. La traduction anglaise variera selon le contexte :
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security interest
-
collateral
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mortgage
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pledge
Un choix erroné peut avoir des conséquences contractuelles majeures.
🌍 4. Traduction vers l’anglais : les défis spécifiques au contexte africain
Traduire un texte juridique issu d’un pays francophone africain vers l’anglais suppose bien plus que la maîtrise des deux langues. Cela implique une connaissance des référentiels juridiques en présence, mais aussi une grande finesse stylistique et interculturelle.
Choisir le bon registre d’anglais juridique
Tous les pays anglophones n’utilisent pas le même anglais juridique. Or l’Afrique francophone est souvent en relation avec :
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le Royaume-Uni (en raison de l’héritage colonial et des accords bilatéraux),
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les États-Unis (pour des investissements ou des contentieux internationaux),
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ou encore des États africains anglophones (Nigeria, Ghana, Afrique du Sud…).
Le choix du registre — British legal English ou American legal English — doit être adapté au public destinataire, au type de document et au cadre juridique.
Exemples :
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“Shall” est courant en anglais juridique britannique pour exprimer l’obligation, alors que “must” est de plus en plus utilisé en contexte américain ou institutionnel.
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“Undertaking” (engagement) est idiomatique au Royaume-Uni, moins en usage aux États-Unis.
Rendre lisible un système hybride
La traduction vers l’anglais implique souvent de rendre compréhensible un droit civil codifié à des lecteurs de common law. Cela suppose :
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d’expliquer des concepts absents du système cible (ex. : “voie de recours”, “mainlevée”, “astreinte”),
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de choisir entre traduction littérale, calque, ou reformulation fonctionnelle,
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de neutraliser certaines formulations trop ancrées dans un contexte local.
Exemple :
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“Le juge d’instruction a délivré un mandat de dépôt”
→ Traduction non littérale préférable :
“The investigating judge issued a detention order” (en contexte de droit comparé)
Attentes des destinataires : clarté, sécurité, transférabilité
Le lecteur anglophone attend une formulation claire, sans ambiguïté, et juridiquement sécurisée. Cela implique souvent de “lisser” certaines tournures issues de traductions littérales ou mal adaptées.
Le rôle du traducteur est ici stratégique : il assure la transparence normative, c’est-à-dire la capacité d’un texte à être compris, exécuté ou contesté dans un autre cadre juridique.
🤝 5. Collaborer efficacement avec un traducteur spécialisé : bonnes pratiques pour les juristes africains
Une traduction juridique de qualité ne dépend pas uniquement du traducteur. Elle repose aussi sur la qualité de la collaboration entre juriste local et linguiste spécialisé. Voici quelques bonnes pratiques pour optimiser le travail en binôme.
Fournir le maximum de contexte
Un texte juridique ne “parle” pas tout seul. Il est toujours ancré dans une situation, une stratégie, une procédure. Le traducteur a besoin de comprendre :
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le public visé (tribunal, client, autorité administrative),
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la finalité du document (notification, argumentaire, publication),
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le droit applicable (OHADA, droit national, droit international),
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l’urgence et les échéances.
Une note de cadrage, même sommaire, permet d’éviter de nombreux malentendus.
Ne pas hésiter à clarifier les ambiguïtés
Beaucoup de textes juridiques contiennent des tournures équivoques, des formulations issues de copier-coller, ou des clauses mal adaptées. Plutôt que de laisser le traducteur “deviner”, il vaut mieux :
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signaler les zones sensibles,
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autoriser des reformulations,
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ouvrir un canal rapide de communication (email ou messagerie dédiée).
Valider en binôme les choix terminologiques
Dans certains projets complexes (closing transfrontalier, arbitrage, privatisation), les termes doivent être validés à deux :
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le juriste local apporte l’intention normative,
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le traducteur propose une formulation idiomatique et conforme au droit cible.
Cette collaboration produit souvent un livrable plus solide, plus clair, et juridiquement plus défendable.
En résumé : établir une relation de confiance
Un traducteur juridique spécialisé n’est pas un exécutant. Il est un partenaire discret, parfois stratégique, dans la transmission du droit à l’échelle internationale. L’instauration d’un lien de confiance durable entre juriste africain et traducteur permet :
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de gagner en rapidité,
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de capitaliser sur des traductions précédentes,
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d’améliorer la sécurité juridique des textes diffusés.
🎯 Conclusion : traduire le droit africain, un exercice d’expertise et de nuance
La traduction juridique pour l’Afrique francophone n’est ni une simple transposition linguistique, ni un exercice académique. C’est une opération de transfert normatif, à haute responsabilité, dans un contexte multilingue, multiculturel et souvent hybride.
Derrière chaque clause traduite, chaque terme choisi, se joue la possibilité :
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d’être compris et pris au sérieux par un investisseur ou une autorité étrangère,
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de sécuriser juridiquement une opération transfrontalière,
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de garantir l’intelligibilité et l’exécution d’un jugement ou d’un contrat.
Cela suppose une double compétence : connaissance fine des systèmes juridiques africains (droit OHADA, droit national, influences coutumières et internationales), et maîtrise des registres juridiques anglais et français, dans leurs multiples variantes.
Mais cela suppose aussi un dialogue constant entre juristes et traducteurs, une confiance mutuelle et une vision commune : celle d’un droit africain lisible, respecté et influent, à l’échelle régionale comme internationale.
👉 Pour les directions juridiques, les avocats et les notaires africains, travailler avec un traducteur juridique spécialisé, c’est investir dans la sécurité, la crédibilité et l’efficacité de leurs documents.
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